Focus ton Article
veilleur1
2025-12-05
Bulletin n° 22 B 1
#Principal :
exemples
inspiration
numérique responsable
technique métier
#Secondaire :
collectivités
Média :
actu
Web
Objectif :
comprendre
savoir
Pestel+ :
écologique
politique
social
technologique
Cet article s’intéresse à la mise en pratique de la loi REEN par les acteurs de la direction des systèmes d’information et du numérique (DSIN) de la Ville de Paris. À partir d’une enquête ethnographique au sein de la DSIN, il discute la mise en œuvre de cette loi en soulignant les stratégies que les acteurs déploient pour dépasser une injonction contradictoire : faire plus de numérique avec moins de numérique. D’abord, ces acteurs s’approprient la terminologie afin de délimiter leur périmètre d’action et de distribuer les responsabilités. Ensuite, ils essayent de limiter l’empreinte environnementale du numérique de l’administration au travers de différentes actions. Deux d’entre elles sont citées ici : la mise en place de la doctrine matérielle et la sensibilisation des agents. Finalement, si la mise en place de la stratégie numérique responsable génère des contraintes et tensions supplémentaires pour les acteurs, ils parviennent tout de même à négocier avec la loi afin de poursuivre leur rôle : déployer des outils numériques.
Le 15 janvier 2021, la loi visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France1 (dite « loi REEN ») est promulguée. En se donnant pour objectif de faire converger les transitions écologique et numérique, l’avènement de cette loi marque un point de rupture dans le paysage numérique urbain. C’est à ce moment-là que les formules « numérique responsable » et « sobriété numérique » font leur apparition dans le champ lexical des collectivités territoriales.
2 Voir le Plan « Paris Intelligente et Durable Perspectives 2020 et au-delà » : https://cdn.paris.fr/ (...)
3 2007 en France.
4 Ici, nous nous appuyons sur les travaux des pragmatistes dont Daniel Cefaï propose une synthèse dan (...)
5 On peut citer le rapport de The Shift Project et de Green IT mais aussi l’étude de l’ADEME et l’Arc (...)
6 On peut penser aux travailleurs du clic (Casilli, 2019) et aux « enfants “creuseurs” au Congo RDC » (...)
7 L’article se concentre sur le volet administration de cette stratégie dont a la charge la DSIN.
2En effet, jusqu’à présent les « entrepreneurs de promesses » (Audétat, 2015) vantaient les capacités des nouvelles technologies à résoudre les grandes problématiques urbaines dont celles relatives à l’écologie. C’est ainsi qu’est né le modèle de ville intelligente (ou smart city). À Paris, c’est une ville intelligente et durable qui promet de voir le jour2. Le concept de ville intelligente est défini à de nombreuses reprises au sein des sciences humaines et sociales (Courmont, 2020 ; Peyroux & Ninot, 2019 ; Zaza, 2018 ; Picaud, 2020) comme dans la littérature grise. Si les définitions varient, toutes s’accordent sur le « recours intensif aux nouvelles technologies afin d’optimiser le fonctionnement des villes » (Picaud, 2020). Ces artefacts sont présentés comme « nécessaires au développement de villes écologiques en capacité de planifier et de gérer de manière soutenable les réseaux de mobilité, d’eau, d’électricité ou encore de déchets » (Parasie et Shulz, 2024). Seulement, il semblerait que la contrepartie de ces solutions envisagées par les « entrepreneurs de promesses » (Audétat, 2015) ne soit pas neutre. En effet, dès les années 1970-1980, des syndicalistes de la Silicon Valley alertent sur l’impact environnemental des technologies numériques (Lécuyer, 2022). Une vingtaine d’années plus tard, en 20043, le collectif Green IT est créé dans le but de rendre visible les enjeux sociaux et environnementaux des nouvelles technologies du numérique. Mais ce n’est que récemment, à partir de la fin des années 2010 et le début des années 2020, que l’impact environnemental des technologies numériques se constitue en « problème public »4 avec une « institutionnalisation croissante » de ces enjeux en France (Cellard et Marquet, 2025). Les différents rapports5 soulignent que ces nouvelles technologies seraient responsables de près de 3 à 4% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Des auteurs en sciences humaines et sociales se saisissent du sujet et ajoutent que la fabrication et l’utilisation des artefacts numériques plongent certaines populations dans un « état d’esclavage 2.0. » (Allard, 2022)6. C’est dans ce contexte que la loi REEN est promulguée. Elle donne pour objectif à toutes les communes de plus de 50 000 habitants, de mettre en place au plus tard, en janvier 2025 une « stratégie numérique responsable ». Si les milieux numériques sont habitués à la prise en compte des contraintes juridiques, particulièrement depuis l’avènement de la Loi Informatique et Libertés et surtout depuis le Règlement général de la Protection des Données (RGPD), la loi REEN a ceci de particulier qu’elle impose aux acteurs du numérique, de mettre en place une stratégie incitant à en déployer moins7.
3L’enquête dont nous allons rendre compte ici, montre pourtant que l’institutionnalisation de ces enjeux n’a pas conduit à une diminution des innovations numériques. Au contraire, il semble que la ville n’ait jamais été autant numérisée et qu’elle poursuive son chemin de numérisation croissante avec l’arrivée de l’IA générative. Le présent article a pour ambition d’éclairer ce paradoxe et les tensions que suppose la conjonction de la modernisation numérique et de la prise en compte du problème écologique. Comment ces acteurs parviennent-ils à concilier modernisation numérique et impératif de prise en compte écologique dans la pratique ? Autrement dit, comment cette direction met-elle en œuvre la loi REEN tout en poursuivant ses missions ?
4Pour y parvenir, il nous faudra revenir sur le travail de catégorisation des acteurs qui, ayant pour unique référence le texte de loi, n’ont d’autre choix que de composer avec une terminologie encore instable : les formules « numérique responsable » et « sobriété numérique » (Krieg-Planque, 2009) n’y sont pas clairement définies. On s’intéressera à l’usage qui est fait des termes et aux moyens mis en place pour dépasser l’équivocité de ces catégories et déterminer les actions à mettre en place.
5Cet article s'inscrit dans le prolongement de travaux de sociologie critique des conséquences environnementales des technologies numériques (on peut citer entre autres Alexandre et al., 2022 ; Allard et al., 2022 ; Flipo, 2021 ; Lamoureux, 2022 ; Parasie et Shulz, 2024) - qu’ont très bien décrit Loup Cellard et Clément Marquet (2025) - et des travaux critiques de la smart city ( Courmont, 2020 ; Peyroux et Ninot, 2019 ; Picaud, 2020). À partir d'une enquête au sein de l’administration de la Ville, je propose toutefois un positionnement un peu différent. Dans la tradition de la sociologie pragmatique, je suis attentive à la réflexivité des acteurs de la ville et à la manière dont ils discutent du droit, produisent du sens, hésitent, construisent, déconstruisent puis reconstruisent des catégories. En ce sens, on s’intéressera à leur appréhension des concepts de « numérique », « sobriété numérique », « numérique responsable » et « développement durable », en portant une attention particulière à l’ « instabilité sémantique » (Angeletti et al., 2022). Et comme les auteurs le soulignent, il ne s’agit pas de « « mettre de l’ordre » dans ce qui pourrait être vu comme une confusion ou dans des usages dévoyés de certains mots » (ibid.) mais plutôt de voir ce que ces instabilités font à l’organisation. En ce sens, nous dialoguerons, ici, avec les travaux de sociologie des organisations de Michel Crozier et Erhard Friedberg (2014).
8 Les verbatims ont été relus par les acteurs du terrain. Ils ont également été retravaillés pour des (...)
9 Ce travail doit beaucoup à l’équipe de la direction des systèmes d’information et du numérique de l (...)
6Les données empiriques, sur lesquelles cet article repose, sont issues d’une enquête ethnographique menée pendant un an et demi - entre novembre 2023 et avril 2025 - au sein de la direction des systèmes d’information et du numérique de la Ville de Paris. Un corpus d’entretiens semi-directifs (n=55)8 prolonge et complète ces données d’observation. Les extraits d’entretiens mobilisés dans le corps du texte sont ceux menés avec les acteurs en charge de la mise en place de cette stratégie : membres du comité de direction, de chargé.e.s de mission, chef.fe.s de service, chef.fe.s de bureau, chef.fe.s de projet - aussi bien dans le cadre de missions transverses que dans les services dédiés aux applications et aux infrastructures. La plupart sont administrateur.rice.s, ingénieur.e.s, juristes, technicien.ne.s et assistant.e.s de direction, de formation.9
7Cette réflexion se déroulera en trois temps. Dans un premier temps, il s’agira d’étudier la manière dont les acteurs essaient de maîtriser une sémantique encore instable. Pour ce faire, nous porterons une attention particulière à la réflexivité des acteurs dans leur travail de qualification et de catégorisation pour délimiter leur périmètre d’action mais aussi de responsabilité. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux étapes par lesquelles les acteurs passent pour mettre en pratique la loi en déployant deux exemples : la sensibilisation et la « doctrine matérielle ». Nous verrons ainsi les contraintes et tensions que ces actions soulèvent. Finalement, il s’agira de constater ce que produit la mise en œuvre de cette loi sur la pratique des acteurs tout en soulignant les obstacles auxquels elle se heurte.
Qualifier, catégoriser : maîtriser une sémantique instable
8Dans cette partie, nous nous intéressons à la manière dont les acteurs se saisissent de la terminologie pour délimiter leur périmètre d'action. Si « s’entendre sur quelque chose apparaît comme une condition préalable à la possibilité même de pouvoir échanger » (Angeletti et al., 2022), il s’agit d’une condition indispensable à la possibilité même d’une action coordonnée. L’objectif général n’est pas d’apporter une définition précise ni de dire ce que devrait être le « numérique responsable », la « sobriété numérique » ou le « développement durable » mais plutôt d’examiner la diversité des usages de ces expressions afin de voir quelles visions du numérique elles recouvrent.
La formule « numérique responsable »
10 Le Club a été créé en 2014 par GreenIT.fr, et regroupe les porteurs de projets « green IT » ; « sob (...)
11 Dès 2008, des chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales parlaient d’ « usages » ou (...)
9Si l’article 35 de la loi REEN dispose que les collectivités de plus de 50 000 habitants doivent établir une « stratégie numérique responsable », elle n’apporte cependant aucune définition claire de ce que cette formule recouvre. Son décret d’application fournit des informations relatives aux éléments pouvant être compris dans cette stratégie, mais n’informe pas plus sur la formule utilisée. Nous devinons qu’elle se rapporte à la volonté de réduire l’empreinte environnementale du numérique, mais dans ce cas, qu’est-ce qui la différencie de la « sobriété numérique », qui lui préexistait ? En effet, le Club Green IT10 qui s’attribue la filiation de l’expression « numérique responsable » explique avoir impulsé son utilisation vers 201511 tandis que celui de « sobriété numérique » est apparu en 2008. Leur proposition est née du constat que l’ancienne dénomination de « TIC durables » avait occulté la dimension sociale au profit quasiment unique de la dimension environnementale. Seulement le même mouvement semble se reproduire entre « sobriété numérique » et « numérique responsable ». Il convient alors de s’interroger sur l’emploi de cette formule définie, en s’appuyant sur le travail d’Alice Krieg-Planque, comme :
un ensemble de formulations qui, du fait de leurs emplois à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces formulations contribuent dans le même temps à construire (2009).
12 Voir (Cardon, 2015).
10Dans son article de 2010, Krieg-Planque analyse la formule de « développement durable », elle montre que celle-ci est devenue un « référent social » en ce qu’ « elle signifie quelque chose pour tous », sans qu’une acception soit arrêtée - bien au contraire. Il en va de même pour le terme « responsable » : qu’entend-on par « responsable » ? Qui ou qu’est-ce qui devrait être « responsable » ? Envers qui ou quoi ? Le « numérique » pourrait-il seulement être « responsable » ? La plupart du temps, ce ne sont que les personnes morales et physiques qui peuvent être qualifiées de responsables. Or, il semblerait ici, que le « numérique » - dont la définition est, elle aussi, équivoque - puisse devenir responsable. Cependant, cet usage n’est pas surprenant au vu des différents anthropomorphismes dont font l’objet les technologies numériques12. Ici, l’expression de ville intelligente en est un exemple : on confère à une ville des qualités humaines sous prétexte d’un déploiement technologique.
13 https://www.weka.fr/sante/dossier-pratique/responsabilites-des-professionnels-dt109/que-nomme-t-on- (...)
14 Entretien du 16 septembre 2024.
11Attribuer des responsabilités à des artefacts pourrait-il être compris comme une tentative de déresponsabilisation des êtres humains qui les conçoivent et en font l’usage ? Des échanges que nous observons sur le terrain, la responsabilité semblerait, au contraire, être celle des agents qui déploient des technologies numériques, envers l’environnement mais aussi envers les citoyens de la ville. En ce sens, s’agirait-il d’une responsabilité au sens juridique du terme ? Celle-ci se définit, selon le juriste Gérard Cornu, « comme l’obligation de répondre d’un dommage devant la justice et d’en assumer les conséquences civiles, pénales, disciplinaires […] » (2018)13. Or, cela ne semble pas être le cas, aucune sanction ne semble être mise en avant si ce n’est une « sanction morale ». En effet, lorsqu’on s’intéresse au discours des acteurs, l’enjeu apparaîtrait plutôt comme relevant de l’éthique. Cette dimension se retrouve dans la métaphore de l’école, fréquemment employée par les agents, dans laquelle les directions sont les élèves et la DSIN le professeur. Au cours des différentes réunions, nous entendons : « vous êtes de bons élèves » ou encore « on est de bons élèves ». La DSIN doit, quant à elle, montrer le « bon » exemple. Ils évaluent, ils ont un devoir – en plus de celui de mise en conformité avec la loi – qui est moral. Serait-on alors dans une « éthique contemporaine de la responsabilité » au sens où « l’imputation d’une intention malveillante (d’une faute) » ne semble pas « nécessaire pour être tenu pour responsable ; l’implication dans un dommage (la prise de risque) est suffisante » (Lamouche, 2009) ? L’énonciation de la formule « numérique responsable » possède, par ailleurs, une dimension prospective dans le discours des acteurs, en ce qu’elle repose sur une scénarisation des futurs du numérique et semble ainsi ouvrir les possibles (Chateauraynaud et Debaz, 2017). Pour la chargée de mission numérique responsable, il s’agirait de s’interroger sur ce que « l’on veut comme numérique dans notre société ? »14.
12Qui se pose comme légitime à le déterminer ? Dans le cas de la Ville, les directions à suivre se dessinent au niveau politique, et sont donc tributaires des couleurs représentées au sein du Secrétariat général.
15 Une réunion des DSI des grandes villes européennes.
Chargé du plan de transformation numérique (PTN) : Une des membres du comité de direction était très étonnée quand elle est allée à Dublin, à une réunion du CGCC15, donc la Ville de Dublin faisait voir de la livraison par drones. À mon avis, c’est très faisable à Paris mais, on ne veut pas en entendre parler enfin, pour l’instant, […].
Enquêtrice : Et c’est pour des enjeux environnementaux ou pour autre chose ?
Chargé du PTN : ( …) Moi je ne sais pas, je pense, c’est une vision politique, une certaine sensibilité de la population. Je pense que si tu avais une expérimentation comme ça, tu aurais des articles dans Le Parisien, des pours mais en faible nombre, des contres, en veux-tu en voilà, donc ça ne se fait pas. […] Et à Dublin et quand la membre du comité de direction commençait à parler de sujets comme la sobriété numérique […] C’est un sujet qui n’interrogeait pas tout le monde, parce qu’ils, n’y réfléchissaient pas. Nous, on y réfléchit parce qu’on est dans un environnement où l’exécutif porte une politique écologique forte, [il y a] la feuille de route Plan Climat (…) qui relie le climat et le numérique mais ailleurs, il y a une distinction : il y a la smart city et puis, il y a les enjeux écologiques (…) (Entretien du 18 novembre 2024)
16 C’est un point que souligne également Hugo Jeanningros dans son article pour le numéro « Matérialit (...)
17 Nous faisons ici référence au numéro de la revue Tracés Instabilités Sémantiques paru en 2022.
13De cet extrait d’entretien, il apparaît clairement que la marche à suivre est formulée au niveau politique. D’abord, pour l’agent, cette « politique écologique forte » de l’exécutif influence les décisions numériques. Ensuite, la question de l’acceptabilité émerge de l’exemple des drones, où il évoque « une certaine sensibilité de la population » qui serait en grande majorité contre le déploiement de ce type d’artefacts. Cet aspect viendrait soutenir l’idée que l’émergence de cette loi répond à la montée de critiques environnementales portées aux technologies numériques. Enfin c’est la spécificité française de cette réglementation qui se dégage de ce discours. Le 14 février 2024, une réunion entre des membres de la DSIN et un membre de la Commission européenne, qui s’intéresse aux questions de « sobriété numérique », a lieu. Au cours de celle-ci, le membre de la Commission européenne explique que si des initiatives européennes ont vu le jour, les deux directions de politiques publiques - numérique et environnementale - continuent d’avancer en parallèle16. Il fait ainsi écho au discours de l’agent. Dès lors, même si des initiatives européennes voient le jour, il n’existe, aujourd’hui, aucun équivalent à cette formule française de « numérique responsable ». Nous verrons que si cette zone grise offre aux acteurs une certaine marge de liberté, elle n’en reste pas moins déstabilisante17.
14Comme l’expliquent Chateauraynaud et Debaz, les « régimes de production des futurs » ne sont pas uniquement des « régimes discursifs, puisqu’ils engagent des dispositifs et des dispositions tournés vers l’action » (2017, p.166). C’est ce que nous allons voir maintenant.
« Sobriété numérique », « numérique responsable », « développement durable » : une sémantique nébuleuse
15Une des premières étapes à franchir pour les acteurs qui doivent mettre en place une « stratégie numérique responsable » consiste à définir ce qui relève ou non « du numérique ». En effet, pour répondre à la loi, ils doivent effectuer un calcul de l’empreinte environnementale de l’administration parisienne. Ce dernier passe par un inventaire de tous les artefacts pouvant être qualifiés de « numériques » de la ville, ce qui peut s’apparenter à une gageure, y compris pour des acteurs spécialistes du sujet, compte-tenu de la multiplicité des équipements en question. La direction des systèmes d’information et du numérique, en témoigne :
[…] Il y a des choses qui font consensus, c’est facile : les ordinateurs, c’est du numérique, il n’y a pas de problème. Les consoles de jeu, les casques connectés, c’est du numérique. Là, où ça commence à se compliquer c’est une enceinte connectée, c’est du numérique par rapport à une enceinte [classique] ? Autant le frigo connecté, on peut se dire que le frigo est gros et que le connecté ne représente pas beaucoup… alors pour une enceinte connectée où est la frontière ? […] Donc moi, au final, le critère que j’ai retenu, c’est de dire « si la partie numérique est cassée, est-ce que l’équipement fonctionne ? » (Entretien avec un chargé de projet au sein du service des infrastructures, le 8 juillet 2024)
16Ce que les acteurs qualifient de « numérique » et ce qu’il est communément admis de dénommer ainsi est complexe et se complexifie « en intégrant de longs réseaux d’entités humaines et non humaines » (Cellard et Marquet, 2025), au sens, où il implique un large panel d’infrastructures, de matériaux, d’acteurs mais aussi des dimensions économiques, sociales et politiques. Les formes dudit « numérique » sont variées : ordinateurs, smartphones, applications, lignes de code, etc. C’est ici que se joue la difficulté pour les acteurs à circonscrire ce qu’« il » recouvre. Cette étape est importante. En effet, définir le périmètre numérique va influencer la manière dont le calcul de l’empreinte environnementale de l’administration parisienne sera réalisé.
18 Voir les échanges sur le droit en vigueur concernant l’article 26 (maintenant l’article 35) https:/ (...)
17En plus de cette difficulté, les termes qui lui sont associés sont flous, polysémiques et peuvent dépendre du contexte social et politique dans lequel ils s’inscrivent. À la lecture de la loi et de son décret, il semblerait que le « numérique responsable » soit directement lié à la réduction de l’empreinte environnementale du numérique, voire quasiment exclusivement concentré sur cet aspect. Dans le rapport des débats parlementaires18 préalables à l’adoption de la loi REEN, « numérique responsable » apparaît comme synonyme de « sobriété numérique ». Pour les acteurs chargés de cette stratégie aussi, des confusions émergent. Une agente, travaillant sur l’élaboration de la stratégie explique que les définitions des deux expressions sont très proches. Cela s’observe dans le nom associé aux réunions organisées autour de ces enjeux : jusque mi-mai 2023, les fichiers des comités de pilotage (COPIL) sont intitulés « COPIL Sobriété numérique », puis à partir de juin 2023 deviennent « COPIL Numérique responsable ». Si dès le départ en mai 2022, les acteurs nomment la présentation « COPIL Sobriété Numérique / Numérique Responsable », le choix semble s’être stabilisé à partir de mi-mai 2023. Et ce choix s’appuie sur un travail préalable de catégorisation :
Sobriété numérique
Une démarche qui consiste à concevoir des services numériques plus sobres et à modérer les usages numériques quotidiens (cf. Green IT)
Numérique responsable
Une démarche d’amélioration continue qui vise à réduire l’empreinte écologique, économique et sociale des technologies de l’information et de la communication (TIC)
Développement durable
Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs (17 objectifs de développement durable)
Extrait d’un document interne de mars 2023
18À la manière des poupées russes, on observe que les différentes définitions s’emboîtent les unes dans les autres, celle de « développement durable » engloberait « numérique responsable », elle-même contenant celle de « sobriété numérique ». L’agente en charge de ces questions m’explique :
19 Responsabilité sociale des entreprises
La sobriété numérique, c’est un premier cercle. On va trouver tous les écogestes, mais aussi des travaux plus profonds sur l’infrastructure. […] Et quand on passe au niveau du numérique responsable, on va trouver tout ce qui est RSE19, des dimensions qui concernent l’impact social RH, ce qu’on traite dans le cadre de l’infobésité par exemple. […] C’est très complémentaire à nos travaux. Nous, on va regarder, effectivement, le poids des mails qu’on envoie mais eux [la DRH], ils vont observer l’effet que cela fait à une personne de recevoir 50 mails par jour […] Et puis, dans la partie numérique responsable, il y a aussi ce qui est « achats responsables », où on est concernés en partie aussi.[…] Donc, on préfère prendre la terminologie « numérique responsable » parce qu’elle englobe plus d’éléments […] La DSIN, on considère qu’on est là, nous. [Montrant un cercle jaune entre sobriété numérique et numérique responsable (voir Figure 1)]. » (Entretien du 16 septembre 2024)
Agrandir Original (png, 111k)
Figure 1 : Représentation d’un schéma utilisé dans le cadre de présentations sur le « numérique responsable »
20 Contrats entre la DSIN et les directions opérationnels sur les applications déployées et à déployer
19Mais si, en se référant aux définitions et au discours de l’agente, « numérique responsable » englobe « sobriété numérique », alors comment expliquer que, dans les contrats de partenariat20, la première soit présentée comme sous-section de la seconde ? Cela témoigne des difficultés et des hésitations auxquelles sont en proie les acteurs dans leur démarche de catégorisation. Cette forme de déstabilisation est celle liée « à des mots nouveaux, encore peu chargés de sens et qui peinent à se stabiliser » (Angeletti et al., 2022). S’il y a déstabilisation, elle n’est pas nouvelle dans le domaine du numérique et ne constitue pas une entrave à l’action, au contraire. Marie Benedetto-Meyer et Anna Boboc l’expliquent concernant la « digitalisation » :
[…] en l’absence d’une définition claire de ce que recouvre la digitalisation, ces acteurs que nous avons qualifiés de « relais » de ces transformations […] inventent les contours des changements selon leur position, leur légitimité, leurs dispositions, la fluctuation de leur activité, leurs souhaits d’évolution professionnelle […]. (2019)
20Les autrices soulignent que « l’absence de définition claire » laisse aux acteurs la liberté d’en définir les contours. En effet, si l’imprécision peut être à l’origine de confusions, elle peut aussi être stratégique pour ceux-ci. Pour certains, utiliser le terme « sobriété » sous-entendrait qu’une diminution de l’utilisation et du déploiement des technologies numériques est nécessaire, là où « numérique responsable » invite à être « responsable ».
[…] La sobriété numérique, quand on est la direction numérique, revient, un peu, à scier la branche sur laquelle on est assis. (Entretien avec un chef de projet au sein du service des infrastructures, le 8 juillet 2024)
21Du discours de l’agent ressort l’idée que se lancer dans une démarche de « sobriété », telle qu’ils l’entendent à la DSIN, reviendrait à dépasser le « seuil de contradictions » (Crozier et Friedberg, 2014) et ainsi remettrait en cause le fonctionnement voire l’existence même de cette direction. En effet, comme l’expliquent les auteurs, « aucun système n’a jamais vécu sans contradiction », ils ajoutent « [s]’il y a un problème, c’est celui peut-être d’un seuil de contractions et d’une capacité d’intégration permettant au « système de se maintenir. » (ibid.). Jouer sur le flou de la terminologie leur permet donc de sortir d’une situation, que les acteurs qualifient de paradoxale et qui vient remettre en question leur rôle, celui de mettre des outils numériques à disposition des autres directions. Mais aussi, comme ils l’expliquent : diminuer en quantité serait difficile, car la direction est prise à rebours : de plus en plus d’agents vont être équipés d’outils numériques, ce qui va, de fait, engendrer une augmentation de l’empreinte environnementale. C’est ce dont témoigne un agent chargé de mission au sein de l’assistance informatique de proximité :
On a informatisé 25 000 utilisateurs qui, jusqu’à présent, étaient des gens peu informatisés, qui avaient un compte mais ne l’utilisaient pas. Maintenant, on leur a dit qu’il fallait qu’ils l’utilisent. […] Il y a des métiers qui changent et qui n’étaient pas habitués à l’informatique. (Entretien du 13 janvier 2025)
22On note ici l’injonction contradictoire qu’il y a à numériser de plus en plus de métiers - qui par ailleurs n’y voient pas toujours l’intérêt - alors que la marche prise est censée être celle de la sobriété. Il leur faut donc trouver des stratégies pour en sortir.
21 Néanmoins, s’il y a partage, il n’est pas suffisant pour les acteurs, qui, comme le souligne un mem (...)
23En outre, le choix terminologique leur permet de délimiter des périmètres d’action, car certaines dimensions du « numérique responsable » tel qu’ils l’ont défini, ne leur incombent pas en totalité. Cela leur permet de partager la responsabilité d’une stratégie qu’ils jugent complexe. En effet, à plusieurs reprises les membres de la direction nous interpellent pour nous signifier des difficultés auxquelles ils font face avec les autres directions. En sortant d’une réunion, le 2 février 2024, l’une d’entre eux, nous dit, « Il faudra noter dans votre recherche que la sobriété numérique c'est difficile ». La préoccupation croissante autour de l’« infobésité » - terme utilisé pour qualifier la surcharge informationnelle professionnelle - est un exemple de ce partage de responsabilité. En effet, en intégrant cette dimension à la définition de « numérique responsable », les acteurs se donnent aussi la possibilité de partager une partie de la stratégie avec la direction des ressources humaines (DRH)21.
24On voit alors la définition de « numérique responsable » s’étoffer, elle prend maintenant en compte des éléments relatifs au bien-être des salariés. Un autre moyen d’obtenir des indices supplémentaires sur l’interprétation de cette formule par les acteurs est de s’intéresser aux modes de calculs de l’empreinte environnementale. Au lieu de se focaliser uniquement sur l’empreinte carbone comme on peut l’observer dans d’autres domaines, ils ont choisi, avec leur prestataire, de se lancer dans une analyse dite « multicritère » interrogeant : l’utilisation des ressources minéraux et métaux, des ressources fossiles, des sols ; le changement climatique ; l’écotoxicité ; les particules fines ; l’eutrophisation. Ainsi, au travers des critères cités la dimension sociale apparaît - par exemple autour de conflits survenant dans le cadre de l’extraction de ressources fossiles. Certains acteurs regrettent que cet aspect ne soit pas plus largement considéré déplorant que le temps leur fait défaut.
25Finalement, la manière dont les acteurs appréhendent cette terminologie labile informe sur leur vision du numérique et ce qu’implique la mise en œuvre de la loi.
La mise en place d’actions : des contraintes et tensions intensifiées pour les acteurs
26Dans cette partie il s’agit de mettre en avant deux actions choisies par les acteurs pour mettre en pratique la stratégie « numérique responsable » : la sensibilisation et la mise en place de la « doctrine matérielle ». Une attention particulière est portée aux tensions que soulèvent ces actions et à la manière dont ces éléments s'ajoutent à un dispositif de contraintes déjà conséquent pour les acteurs.
La doctrine matérielle : faire face à l’exception numérique
27Même si la préoccupation environnementale autour des technologies numériques n’est pas nouvelle, elle est tout de même récente pour les acteurs de la Ville. Cela explique, en partie, la difficulté que rencontrent les acteurs de la DSIN pour faire accepter la mise en place des nouvelles pratiques, comme la « doctrine matérielle ».
22 Si l’agent n’est plus devant son écran à travailler.
28C’est la première fois que se matérialise une injonction à utiliser moins de technologies et d’outils numériques. Si des actions afin de limiter la consommation énergétique avaient déjà été mises en place par la DSIN avant la loi REEN, les préoccupations à ce moment-là étaient surtout d’ordre économique (éviter de fournir trop d’équipements aux agents et ne pas dépenser trop d’énergie). Ils avaient, par exemple, mis en place l’extinction automatique des postes à vingt-et-une heures puis à vingt heures22, comme l’explique une membre du comité de direction. Au moment d’instaurer des actions pour limiter l’empreinte environnementale de l’administration, les acteurs ont alors pu s’appuyer sur des démarches existantes, en les faisant évoluer.
23 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-dvp/l15b4196_rapport-fond# (voir le paragra (...)
24 Cette définition m’a été fournie lors d’un échange avec une assistante de direction.
25 Ces éléments sont issus de la doctrine envoyée à toutes les Directions de la Ville.
29Une convergence entre les intérêts économiques et environnementaux ressort de cet exemple. Dès les premiers temps de la loi, il existe des liens entre « numérique responsable » et économie : la présentation d’une stratégie « numérique responsable » doit être préalable à la proposition de budget23. Cette dimension économique se retrouve à nouveau dans la « doctrine matérielle ». Une « doctrine » correspond à « une préconisation vivement suggérée pour application dans les autres directions mais qui constitue une obligation en interne pour donner l’exemple »24 . Dans ce cas précis, la préconisation vise en particulier à éviter tout redoublement des équipements. En effet, au moment de notre enquête, un nombre important d’agents disposaient d’un ordinateur portable et d’un ordinateur fixe, avec un ou deux écrans. Cette double dotation était une conséquence directe de la crise sanitaire de Sars-Cov2. En Effet, la Ville de Paris et la DSIN, les avaient mis à disposition afin d’assurer la continuité des services. Le parc informatique d’ordinateurs portables est donc passé de 2 500 à plus de 15 000 unités entre 2020 et 2023. Cette doctrine « d’équipement en matériels » a pour objectif de conduire à une « meilleure gestion du patrimoine numérique » et « inscrire pleinement la sobriété numérique dans notre écosystème informatique, en responsabilisant l’ensemble des acteurs concernés de la Ville (DSIN, Directions, agents) »25. Il existe un paradoxe entre la multiplication par six du nombre d’ordinateurs portables en trois ans sans toujours supprimer l’ordinateur fixe et la tendance à la responsabilisation des agents sur leurs usages numériques. Néanmoins, la période de crise sanitaire a constitué un facteur d’amplification ou d’accélération d’une tendance déjà à l’œuvre. Ce paradoxe explique en partie le fait que la doctrine soit source de nombreuses tensions entre la DSIN et les autres directions. Le double écran et le double PC sont devenus de véritables objets de négociation depuis l’arrivée de l’impopulaire sobriété. La réaction d’un agent lors de la réunion d’accueil des nouveaux arrivants, à laquelle nous avons participé, en témoigne. Alors que nous visitons les sous-sols où est stocké le matériel, la réaction sarcastique de l'un des participants, manifeste une certaine tension relative à ces nouvelles préconisations :
La visite se poursuit, on entre dans une salle, où l'on observe des cartons et l'agent nous explique qu’il s’agit là du stock d'écrans. Un participant réagit : « Alors, on en a des double-écran ». Cette intervention me ramène aux échanges auxquels j’assiste dans les différentes réunions et aux tensions que suscite la « doctrine matérielle ».
Extrait de carnet de terrain 1er février 2024
26 Ces réunions ont lieu entre la DSIN et les directions de la Ville, dans lesquels ils abordent les q (...)
30De même, à chaque fois que le sujet de la récupération des postes de travail en double-dotation est abordé lors des réunions bilatérales entre la DSIN et les autres directions de la Ville de Paris26, une tension latente est perceptible. Un échange avec l’une des directions opérationnelles illustre bien ces tensions. Un membre du comité de direction interpelle les membres présents de la direction opérationnelle pour solliciter leur aide concernant la mise en œuvre de la « doctrine ». À ce moment, il espère trouver des alliés, des appuis auprès de ses collègues et particulièrement dans les directions qui ont des liens avec l’environnement, de fait, plus familières de ces enjeux. Cela témoigne de la difficulté et du besoin d’accompagnement pour la mise en place de ces mesures. Les autres directions, elles-mêmes, évoquent des difficultés à récupérer les postes auprès de leurs agents. Invoquant parfois le fait qu’il s’agit d’outils de travail, ils les présentent comme faisant figure d’« exception ». Cet élément est à mettre en lien avec les travaux de Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc (2019) sur les régimes discursifs employés pour accompagner la digitalisation dont l’un expose cela comme une affaire de techniques :
Digitaliser, c’est avant tout, selon eux, utiliser les outils, se familiariser avec leurs fonctionnalités et intégrer leur usage dans le quotidien [...].
31Des dérogations existent cependant pour les fonctions professionnelles nécessitant l’utilisation d’une double-dotation. Outre cette exception liée à des spécificités métiers, des motifs sanitaires sont parfois invoqués pour outrepasser ces restrictions, à condition d’être justifiés par un avis médical.
32La mise en place de cette doctrine par les acteurs se heurte néanmoins à des oppositions catégoriques ou à des conflits, comme en témoigne l’échange entre deux membres de la DSIN, lors d’un « COPIL numérique responsable », le 8 juin 2024 :
A : C’est un combat de tous les jours.
B : De toute façon l’écologie, le numérique responsable, c’est un combat.
33Les acteurs chargés de la promouvoir perçoivent l’écologie comme une lutte pour faire accepter la « doctrine » et plus largement pour modifier les habitudes des agents. De fait, il est courant de voir mobiliser le champ lexical du combat pour qualifier les efforts à mener pour faire évoluer les modes de vie vers d’autres plus durables. Lors d’une réunion avec l’Académie du Climat, le 12 mars 2024, les agents de la DSIN expliquent percevoir une résistance au changement, une contestation que les agents de l’Académie, lient à la perception contraignante de l’écologie. Ce point est intéressant, car, comme en témoigne un membre du comité de direction, la mise en œuvre de cette doctrine place les acteurs dans une situation paradoxale : alors qu’ils ont pour rôle de fournir des services aux autres directions, la doctrine les conduit à adopter une position contraignante.
34Mais cela peut s’analyser à un autre niveau : pour Michel Crozier « les élites ont été formées à élaborer des solutions toutes faites, à construire des plans d’action rationnels. Elles continuent à vouloir imposer par le haut de grandes réformes et de petites mesures » (2009). Il justifie cela par deux raisons dont la première nous intéresse ici : « nous vivons dans un monde complexe et changeant où l’innovation permanente est essentielle. Cela suppose des interactions constantes entre les acteurs sociaux pour dépister les problèmes à temps, encourager les initiatives, formuler des réponses qui tiennent compte des situations spécifiques. Cela ne peut se faire sans la participation de tous les acteurs concernés » (ibid.). Or, malgré les sollicitations de la DSIN pour tenter d’intégrer les autres directions, certains agents voient, dans les démarches entreprises dans le cadre de cette stratégie, une certaine forme d’hypocrisie. Peut-être là encore parce que ces sollicitations ne se font pas à tous les niveaux, tandis que la doctrine, elle, s’applique à tous les agents quel que soit leur statut. Un agent de l’Académie du Climat explique que certains agents considèrent que les mesures prises sont dues à des réductions budgétaires plutôt qu’à des considérations environnementales. Ces derniers ont l’impression d’être tenus en dehors des décisions de changement, voire qu’on leur ment. Pour la DSIN, tout comme dans la loi, ces deux mesures vont de pair. Mais finalement, est-ce que jouer sur la dimension budgétaire ne constituerait pas un moyen pour la DSIN de faire accepter ces mesures ? Puisque leur mise en place ne répond pas à une obligation légale, ils doivent trouver des leviers d’action pour les faire accepter et surtout adopter. Seulement, pour parvenir à une adhésion de la part des agents, une démarche de sensibilisation aux enjeux sociaux, éthiques et environnementaux apparaît nécessaire. D’autant que, comme le précise un membre du comité de direction, le fait de jouer sur le budget ne porte pas toujours ses fruits.
Sensibilisation : de la dématérialisation à la rematérialisation
27 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000046121047/2022-07-31
28 Laurence Allard (2022) invite à « rematérialiser les conditions sociopolitiques de la technocritiqu (...)
29 Comme celui de l’ADEME et de l’ARCEP : https://librairie.ademe.fr/consommer-autrement/5226-evaluati (...)
30 Loi anti-gaspillage pour une économie circulaire.
35L’article D2311-15-1 du code général des collectivités territoriales modifié par la loi REEN dispose que les objectifs de la stratégie peuvent notamment porter sur la mise en place d'une politique de sensibilisation au « numérique responsable » et à la sécurité informatique à destination des élus et agents publics.27 Pour sensibiliser les acteurs au « numérique responsable », les agents de la DSIN doivent rendre visible la matérialité des technologies numériques, autrement dit il s’agit de « rematérialiser » le « numérique ». S’il existe une diversité d’usages du concept de rematérialisation28, ici, son emploi invite à aller à rebours de celui de « dématérialisation ». Ce choix permet ainsi de rendre visibles les mondes et les milieux jusqu’alors occultés par la terminologie de la « dématérialisation ». Cette assise matérielle du numérique a certes bien été rendue visible par nombre de rapports29, réglementations - telles que les lois AGEC30 et REEN - certains médias ou encore le monde académique (Allard et al., 2022 ; Broca, 2022 ; Cellard et Marquet, 2025 ; Flipo, 2021). Pourtant, dans la pratique, il semble que le mythe de la « dématérialisation » n’ait pas été totalement abandonné. Les grandes entreprises numériques ont longtemps présenté les artefacts technologiques comme des solutions pour la transition écologique (Broca, 2022). Les différentes promesses comme celles du « zéro papier » ; « zéro déplacement » ; « zéro matière » (Rodhain et al., 2017) ont largement contribué à masquer la part matérielle du numérique. Ces mythes et promesses sont bien installés, et ce jusque dans le langage courant - en particulier dans le service public. Dès lors, il devient d'autant plus difficile de s’en affranchir qu’on ne peut leur opposer aucune méthode formelle ou définition consensuelle relative au coût environnemental. La politique de réduction des impressions à la Ville permet d’illustrer cette réflexion. Les impressions par badges ont été mises en place, permettant de réduire leur quantité globale, et plus spécifiquement, celle des impressions en couleur : « Économie budgétaire, écologie tout y est » comme l’explique un agent au cours d’une réunion. Seulement si l’on réduit les impressions, il faut tout de même stocker les documents numériques sur des serveurs. Or, cela peut générer des effets néfastes sur l’environnement. Au cours d’une réunion le 28 novembre 2023, différents agents de la DSIN s’interrogent : « Qu’est-ce qui pèse le plus lourd dans l’empreinte carbone ? Ils ne l’ont pas dit mardi. Et ce ne sont pas les impressions en tête ». Il apparaît difficile de savoir ce qui aura le plus d’effets sur la réduction de l’empreinte environnementale de l’administration : diminuer les impressions ? Cela viendrait alimenter la promesse du « zéro papier ». Ou alors le stockage ? Une agente explique alors qu’il s’agit de diminuer les deux, autrement dit limiter les impressions et tous types de stockages.
31 (dématérialisation des demandes de paiements)
32 (DEMATérialisation Autorisation du Droit des Sols)
33 (outils permettant la collaboration entre les services de la chaîne de la Recette et d’assurer la t (...)
36Par ailleurs, si l’on revient à l’échange évoqué plus haut, on peut s’interroger sur l’emploi du champ lexical de la « dématérialisation ». En effet, ce dernier est présent dans le nom de certaines applications, par exemple, Démafac31, DEMAT’ADS32 ou encore Demat-Recettes33. La dernière application aurait pour objectif de « diminuer de façon notable les volumes de papier utilisé » entre autres, ce qui met encore une fois l’accent sur le fait que la « dématérialisation », le stockage sur un ordinateur serait moins coûteux en termes environnementaux. Certains agents nous confient qu’ils ne savent plus très bien s’ils doivent imprimer ou non, et qu'il leur semble bien difficile d’arbitrer.
34 Cette salle des serveurs est maintenant ancienne et son rôle se limite à seconder le datacenter.
37Néanmoins, certains métiers - les techniciens et ingénieurs en particulier - en contact avec les infrastructures matérielles du numérique ont, de fait, toujours été conscients de la dimension matérielle. Et pour cause, il suffit de visiter une seule fois une salle de serveurs ou un datacenter, de découvrir le cuivre, les câbles, les serveurs, et les générateurs pour ne plus en oublier la matérialité. Lors de la visite à destination des nouveaux arrivants au sein des services de la direction, nous empruntons un ascenseur atypique dans les bâtiments administratifs de la Ville de Paris : en effet, il ressemble à un ascenseur industriel. Celui-ci nous amène dans une partie du bâtiment au sous-sol, une pièce sombre, grise et éclairée par des néons. Une fois arrivés, nous distinguons, à gauche, un endroit délimité par des grillages, qui ressemble à une cage. L’agent de l’AIP explique qu’il s’agit d’un endroit où repose le matériel abandonné, soit parce qu'il n'est plus utilisé, soit parce qu'il est défectueux. La visite se poursuit et nous nous rendons un étage au-dessus, où nous retrouvons un technicien en charge de l’infrastructure qui nous raconte l’arrivée de la première salle des serveurs à la ville34. En entrant dans la salle, un puissant bourdonnement laisse peu de place aux explications de l’agent. Les baies de serveurs dégagent une chaleur contrée par le froid des armoires de climatisation. Les nombreux serveurs sont reliés par des câbles encore plus nombreux. Il semblerait que nous ayons « pris l’ascenseur », au sens propre comme au sens figuré, de la rematérialisation du numérique. La visite de ces étages rend impossible toute dénégation de sa matérialité : le chaud, le froid, les câbles et les serveurs en sont les témoins. Cependant, avoir conscience de sa matérialité ne signifie pas pour autant avoir conscience de son impact environnemental. Le chef du service des infrastructures nous confie :
Enquêtrice : Et justement en travaillant sur les infrastructures, vous avez toujours eu conscience de la matérialité du numérique ?
Chef de service : Oui, ça fait partie du métier, oui.
Enquêtrice : Donc on en a parlé un peu la dernière fois mais les questions de l'empreinte environnementale…
Chef de service : La prise de conscience est beaucoup plus récente. Alors la focalisation sur l'informatique a commencé assez tôt mais sur les datacenters, [elle est liée au moment où] le cloud s'est développé notamment parce qu'on construisait des champs de datacenters, par Google et compagnie. (Entretien du 10 avril 2024)
35 https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-interxion-inaugure-son-septieme-datacenter-en-il (...)
38Selon lui, c’est l’arrivée du cloud qui a permis une mise en visibilité des enjeux environnementaux, en levant le voile sur la dimension matérielle du numérique. Cela peut paraître paradoxal. Comme le souligne Henry Bakis, « le langage courant continue à situer les télécommunications dans un espace immatériel : l’imaginaire des internautes est amené à situer ce réseau dans “un nuage” ! Or ce réseau s’articule dans une réalité tout à fait matérielle. » (2013). Cette métaphore du nuage conduirait à considérer que les infrastructures de stockage s’évaporeraient à la manière de l’eau, les déplaçant vers un endroit où elles sont à peine visibles pour l’utilisateur. Celui-ci les perçoit et de fait, les pense difficilement. Mais alors pourquoi suggérer que le cloud, ce « nuage » aurait permis la mise en visibilité de la matérialité du numérique ? Pour qui l’aurait-t-elle rendu visible ? Il semblerait que ce ne soit pas le cloud en lui-même qui ait rendu visibles ces infrastructures mais les problématiques, les controverses qui y sont associées. Cet agent explique que son déploiement a conduit à la prolifération des centres de données. Et pour certains, cette matérialité est bien réelle. Dans l’article de Guillaume Carnino et Clément Marquet (2018), le témoignage de Joanna, habitante de la Courneuve, le confirme. Elle relate l’installation d’un datacenter dont le coût énergétique correspond à celui d’une ville de 50 000 habitants35 soit un quart de plus que le nombre d’habitants de la Courneuve. Elle vient alors témoigner de son inquiétude. Les auteurs expliquent :
Ce sentiment diffus d’un internet constitué de réseaux de fibres optiques devient en l’espace d’une minute, un problème d’urbanisme, une affaire de risques, il soulève des questions de démocratie locale et de consommation énergétique globale. (ibid.)
36 Expression utilisée pour parler du surplus de chaleur généré par exemple par les datacenters.
39Les agents de la DSIN mettent en place des stratégies pour diminuer la consommation du datacenter : par exemple, par la récupération de la chaleur dite « fatale »36 pour l’introduire dans le réseau de chauffage urbain.
40Un autre levier de réduction de la consommation de ces datacenters concerne le travail autour des usages du numérique. Il est d’ailleurs difficile de savoir ce que les inquiétudes exprimées par les usagers et les citoyens recouvrent : nos innombrables requêtes sur des moteurs de recherche en font-elles partie ? Quels sont les « impensés contemporains » qui subsistent, y compris chez celles et ceux qui ont conscience de cette matérialité numérique ? C’est d’ailleurs ce que les auteurs soulignent en conclusion de leur article, mettant en avant « un hiatus réel entre nos appareils dotés d’applications conviviales et ces lieux fermés qui rendent possible leur exécution » qui aurait pour objectif de « purifier l’image du numérique contemporain » en tenant à distance la matérialité et ses conséquences (ibid.). Or, pour sensibiliser les agents de la ville et les citoyens, les acteurs doivent effectuer le mouvement inverse, rematérialiser pour inciter à adopter les comportements attendus afin de réduire l’empreinte environnementale et sociale du numérique. Ils s’appuient alors sur des « relais actifs » (Benedetto-Meyer et Boboc, 2019), les « ambassadeurs du numérique responsable » chargés de diffuser les « bonnes pratiques » auprès des directions.
41Si nous avons pu voir dans cette partie les actions mises en place par les acteurs pour tenter de se conformer à la loi, nous allons maintenant nous intéresser à sa mise en œuvre.
Ce que produit la mise en œuvre de la loi
42Dans cette partie, nous mettons en avant ce que la mise en œuvre de la loi implique concernant la numérisation de l’administration municipale et les pratiques des acteurs, tout en montrant que celle-ci se heurte aux pratiques d’obsolescence et aux besoins de sécurité.
Un hiatus entre effets perçus et effets réels : le cas de la disparition de la smart city parisienne
43Alors qu’à la fin des années 2000 et au début des années 2010, la plupart des grandes villes se lançaient dans des projets de smart cities (Courmont, 2020), depuis quelques années, cette expression semble avoir disparu. Cette disparition semble coïncider avec l’institutionnalisation des enjeux environnementaux et des réglementations qui l’accompagnent. En théorie, la préconisation d’un numérique « sobre » et « responsable » ne correspond pas aux ambitions de la smart city, comme en témoignent ces extraits d’entretien :
Je pense que si, on avait eu la même discussion il y a cinq ans, ou six ans, je vous aurais tout de suite dit : « il faut faire une smart city, il faut mettre des capteurs partout » […] Cette mode-là, à Paris, est un peu passée, aujourd’hui. Elle est passée parce que, je pense, il y a de plus en plus d’élus qui ne sont pas du tout sur cette thématique […] Alors que la sobriété numérique est plus alignée avec les orientations de l’exécutif. Et la sobriété numérique atteint tous les sujets qu’on porte, parce que, je vous disais que l’on va équiper en smartphone et en PC les agents : il faut que l’on fasse en sorte de le faire tout en ne changeant pas leur smartphone tous les deux ans. (Chargé du PTN, le 7 juillet 2023)
Oui, alors smart city… en informatique, on aime bien faire de grands concepts, on essaie de refaire la tête de gondole […] Un grand truc marketing… Le concept de smart city ils l'ont inventé il y a quelques années, c’est l’idée de mettre des capteurs partout, que tout soit ultra connecté… Très peu de monde a fait ça, peut-être une ou deux villes en Asie. Et puis, tu vois bien l'évolution, en tout cas en France et en Europe, l’ultra-connecté, l’évolution de la société, on en revient un petit peu. (Chef de service de l’infrastructure, le 10 avril 2024)
44La smart city apparaît alors dépassée pour les agents de la ville. N’était-ce qu’un concept marketing qui s’est éteint, « un buzzword c’est-à-dire d’un énoncé dans l’air du temps, mais dans le fond assez creux » (Alauzen et Muniesa, 2022) ? La direction prise n’est plus celle de la ville intelligente et connectée et tout porte à croire, dans le discours des acteurs, que les préoccupations environnementales n’y seraient pas pour rien. Néanmoins, même si ce modèle a évolué, dans la pratique, les services de la ville n’ont jamais été autant numérisés :
Enquêtrice : Qu'est-ce qu'on faisait au moment où on parlait de « ville intelligente » et aujourd'hui avec ce qui est en train de se mettre en place, est-ce que finalement on n’y va pas encore plus que ce qu'on y allait avant ? Qu'est-ce que tu en penses ?
37 Internet of Things
Open source program officer (OSPO) : Ah si je pense. Alors, si tu veux, le concept de « ville intelligente », pour moi, je ne suis pas du tout un expert, ça se limitait quasiment à de l’IoT37 […] Depuis, ça a un petit peu évolué mais c’est assez concomitant parce que l’IoT a propagé ou encouragé la création de davantage de données, leur partage et leur ouverture […]. Ce sont des capteurs ou des installations qui ont permis de les mettre à disposition des développeurs de services qui les restituent sous forme simplifiée et compréhensible (schémas, applications...) parce que personne ne sait lire des données brutes. Donc tu vas pouvoir mettre une application entre le dispositif et la donnée pour répondre à la question, par exemple : « Où est-ce que je peux aller garer mon vélo ? » et l'application te répond. Tout ça, pour moi, c'est un ensemble qui a longtemps été synonyme de « ville intelligente ». (Entretien du 5 janvier 2024)
Chargée de mission numérique responsable : Et après ce qui est compliqué, c’est effectivement de se dire : “ Normalement on devrait réduire notre empreinte environnementale”, mais est-ce que c’est possible étant donné ce qu’on nous demande ? Où est-ce qu’on se situe ? Est-ce qu’on est en croissance ? […] Est-ce qu’on augmente un peu mais on augmente moins ? On est de toute façon dans cette démarche d’augmenter moins et est-ce qu’on peut réduire ? […] (Entretien du 16 septembre 2024)
38 Si le terme “IA” semble, de nos jours, désigner les IA génératives, celui s’inscrit dans une histoi (...)
45La numérisation croissante des services s’inscrit dans le prolongement de la smart city. Cependant, la direction prise est réévaluée à l'aune des préoccupations. Si l’on renonce à l’installation de capteurs dans toute la ville, on ne réduit pas pour autant le déploiement des technologies numériques. On pourrait ainsi considérer que les questions environnementales auraient conduit à une redéfinition de la smart city : elle ne disparaît pas, simplement son fond et son appréhension par les acteurs sont modifiés. La notion de « catégorie zombie » d’Ulrich Beck (2001) pourrait être, ici, mobilisée. Autrement dit des catégories qui sont à moitié vivantes, à moitié mortes. Il évoque, en ce sens, des termes toujours utilisés bien que leur signification ait évolué. Dans notre cas, l’expression « smart city » est de moins en moins, voire plus du tout utilisée. Ainsi, l’idée de catégorie zombie ne convient pas totalement. Elle apparaîtrait plutôt comme un fantôme. En apparence, elle n’est plus réellement là mais continue de produire des effets. La smart city a impulsé l’innovation à la Ville, l’accélération du déploiement numérique mais la montée des enjeux environnementaux l’aurait transformée en fantôme. C’est un fantôme avec lequel les acteurs doivent composer en l’articulant avec la prise en compte de l’impératif écologique. Ils se retrouvent à devoir déployer plus de « numérique » avec moins de « numérique ». L’arrivée à la ville de nouvelles technologies d'intelligence artificielles (IA) - les IA génératives38 - illustre ce paradoxe. Ces dernières s’insèrent de plus en plus dans nos paysages et commencent à pénétrer les villes, on peut penser au cas de IssyGPT, développé par la ville d’Issy-les-Moulineaux, pionnière en matière de politique locale numérique dès les années 1990. À Paris, une réflexion est menée au niveau politique sur la possibilité de déployer des technologies comme l’Urban Bot qui devrait servir à renseigner les usagers sur le Plan Local d’Urbanisme. Cependant, cette technologie a besoin pour fonctionner de grandes masses de données, de puissances de calcul et de « matériaux critiques » (Allard, 2022). Les technologies d’Intelligence Artificielle ou les artefacts dits « intelligents » intégrés à la smart city étaient encore récemment présentés comme une aide à la transition écologique (Parasie et Shulz, 2024).
39 https://spote.developpement-durable.gouv.fr/mtect-mte-mer/sg/sg-dnum/sg-dnum-uni/sg-dnum-uni-drc/ar (...)
46Pour autant, les dernières études montrent que ces artefacts sont à la source d’une pollution environnementale très importante39. Sébastien Broca explique « qu’un projet standard d’apprentissage automatique (machine learning) émet sur l’ensemble de son cycle de développement environ 284 tonnes d’équivalent CO2, soit cinq fois les émissions d’une voiture depuis la fabrication jusqu’à la casse » (2022). Cet extrait du compte rendu des débats de la séance du 12 janvier 2021 au Sénat en témoigne :
M. Jean-Paul Prince. […] la relation entre numérique et environnement est ambivalente.
40 Compte rendu intégral des débats du 12 janvier 2021 au Sénat p. 52 (lien : https://www.senat.fr/sea (...)
D’un côté, la numérisation est présentée comme un outil incontournable de lutte contre le réchauffement climatique. En effet, l’intelligence artificielle et le big data sont aujourd’hui mobilisés pour mener la transition énergétique. […] Mais, d’un autre côté, il faut bien reconnaître que les vertus environnementales du numérique ne sont encore qu’en puissance. Car la numérisation est de plus en plus énergivore. […] Et sa part dans la consommation planétaire d’électricité augmente de 2 % par an.40
47Certains acteurs du terrain soulignent en ce sens que les technologies d’IA vont à « l’inverse de la stratégie numérique responsable ».
Chef du service de l’infrastructure : Donc, la course à toujours plus de puissance parce qu'on en a besoin, elle s'est un peu arrêtée. […] Sauf, pour l'intelligence artificielle qui demande énormément de puissance, notamment de puissance de calcul.
Enquêtrice : Et du coup, là en termes d'IA, qu’est-ce que ça produit sur les infrastructures, par exemple ?
Chef de service : Alors, nous, on y va tout doucement, tout doucement sur l’IA. Mais les grandes IA[…], notamment les IA génératives, et bien par exemple, dans une société américaine, quand ils ont lancé leur plan à dix milliards, ils ont commandé d’avance des puissances de serveurs très importantes, ils ont quasiment saturé la production de certains composants à l'échelle mondiale. […] Bon, les capacités de production, elles sont quand même assez sérieuses. Donc ça veut dire, qu'on repart dans un truc énorme.
Enquêtrice : Mais du coup, ça va un peu à l'inverse de ce qu'on disait…
Chef de service : Ça va, à l'inverse, oui. Parce que si tu as suivi la mission, on s'est longtemps focalisés sur la consommation électrique. Maintenant, on a conscience que l'enjeu c'est le cycle de vie. Puisque, pendant longtemps, on a dit : « Bon, on fait des énormes datacenters mais ce n’est pas grave, on met des champs de panneaux solaires ». Voilà, c’était le discours des géants du numérique, et déjà c’était bien de faire ça mais, on s’est focalisés là-dessus. Maintenant le sujet c’est : à chaque fois que tu jettes et que tu rachètes du matériel, ça joue sur l’empreinte carbone, […] les terres rares, certains composants, ça a vraiment un impact sur la planète. Donc effectivement l'IA générative, ça redevient un sujet même s’ils arrivent à faire des champs de panneaux solaires qui font que l'électricité reste verte. Ça redevient un sujet de croissance globale, on va dire. (Entretien du 10 avril 2024)
48Apparaît alors une exception pour les technologies d’IA : la marche semble aller vers un ralentissement voire un arrêt de la course à plus de puissance, mais l’IA rebat les cartes. Et cela peut s’expliquer en partie pour des questions de compétitivité à l’échelle internationale, la loi REEN étant une spécificité française.
49Ainsi, si les acteurs ont mis en avant que les préoccupations environnementales et leur caractère désincarné avaient fait disparaître le modèle de smart city, il semblerait plutôt qu’elles l’aient reconfiguré. L’un des effets serait donc de penser autrement l’innovation technologique sans pour autant la ralentir. En outre, la mise en œuvre de la loi entre parfois en tension avec d’autres impératifs de la ville. La partie suivante s’arrête sur deux d’entre eux : celui de l’obsolescence et celui de la sécurité.
Obsolescence et sécurité : deux obstacles insurmontables à la sobriété ?
50En plus, d’être soumise à la loi REEN, la ville se doit également de respecter la loi AGEC. La première impose la mise en place d’une stratégie « numérique responsable » comprenant notamment l’allongement de la durée de vie des appareils numériques. La seconde impose quant à elle de réinsérer les produits électroniques dans une économie circulaire - par don, vente ou reconditionnement.
51Dans la pratique, les acteurs considèrent que les deux lois sont contradictoires :
Enquêtrice : Et je me demandais justement, sur ce cycle de vie, je me souviens qu’à un moment donné tu me disais que les lois étaient parfois contradictoires entre elles ?
Chargée de mission numérique responsable : Oui, par exemple, ce qui est contradictoire, c’est qu’il y a des lois, en particulier la loi AGEC qui nous demandent de recycler ou de reconditionner un certain nombre de matériels, […] et de les reproposer ensuite à des associations pour que le cycle se poursuive ensuite, ce qui d’ailleurs entre dans le calcul de notre empreinte écologique. Ce qu’on dit souvent c’est que nous on a fait le choix de conserver extrêmement long