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veilleur1
2025-06-29
Bulletin n° 20 A 2
#Principal :
culture numérique
exemples
numérique responsable
#Secondaire :
économie sociale et solidaire
région GrandEst
Interêt :
stratégie
tactique
Média :
actu
Web
Objectif :
savoir
Pestel+ :
social
technologique
Treize guichets SNCF fermés d'ici 2026 dans la région Grand Est : c'est la dernière annonce d'une tendance plus générale de dématérialisation des services. Les "exclus numériques", ces personnes qui n'ont pas la compétence ou les moyens d'utiliser les outils numériques, cherchent de l'aide auprès des associations spécialisées.
Ses doigts se dirigent vers le clavier, d'abord d'un geste sûr, puis, à l'approche des touches, ils ralentissent, comme pris d'une soudaine hésitation. Faut-il d'abord écrire ou cliquer dans la case blanche ? François ne sait plus. "Vous pouvez y aller, c'est très bien", lui glisse Nuria d'une voix douce.
François Merklinger a 72 ans. Chemise bleue impeccable, pantalon de costume, le septuagénaire attendait avec impatience ce créneau de "permanence connectée", organisée par l'association Emmaüs Connect, à Strasbourg. Grâce à Nuria, l'une des bénévoles, il devrait pouvoir régler les problèmes sur lesquels il bute depuis plusieurs semaines, seul chez lui, devant son ordinateur. "J'ai reçu un courrier de ma banque il y a quelques semaines qui m'annonçait qu'ils passaient au 100% en ligne, et qu'ils ne m'enverraient plus mes factures en format papier. L'imposer, comme ça, je trouve ça..."
Le septuagénaire ne termine pas sa phrase mais garde le sourire. Même s'il émane de l'homme une sorte de tranquillité à toute épreuve, il reconnaît que "ça devient de plus en plus difficile de rester autonome dans la vie courante". François fait partie des 15% de Français à ne pas disposer des compétences numériques de base. "À cela s'ajoutent les gens qui n'ont pas les moyens de s'acheter d'ordinateur ou de smartphone", complète Julie Cara, responsable de l'espace de solidarité numérique au sein de l'association. Autant de personnes qui n'ont pas forcément goûté l'annonce de la région Grand Est début mai : treize guichets TER devraient fermer dans les gares de la région d'ici 2026.
Identifiants, mots de passe : sources de résignation
Stéphane*, la cinquantaine, n'a pas entendu parler de cette mesure. En revanche, il a rapidement compris que la bonne vieille méthode des CV papier, distribués à l'accueil des entreprises visées, ne fonctionnait plus. Cet ancien boulanger en reconversion a réservé un créneau de "permanence connectée" spécifiquement pour sa recherche d'emploi. "Je sais bien que je ne suis pas à France Travail, mais ici au moins j'ai quelqu'un qui m'accompagne pour trouver par moi-même comment faire sur l'ordinateur", explique-t-il.
Les bénévoles d'Emmaüs Connect n'ont pas toutes les réponses : ils sont là pour apporter un soutien, une présence, à ces personnes "exclues" du numérique
Les bénévoles d'Emmaüs Connect n'ont pas toutes les réponses : ils sont là pour apporter un soutien, une présence, à ces personnes "exclues" du numérique • © Guillaume Poisson / France Télévisions
Le voilà sur la page d'accueil du site de la SNCF. Il souhaite postuler pour une formation afin d'intégrer l'entreprise publique en tant qu'agent d'escale ferroviaire. Lui trouve plus rapidement les touches que François. Mais il bute sur l'étape de la connexion à son espace candidat. "Attendez, je l'ai ici sur moi..." Il sort alors un petit carnet dont les plages sont en partie noircies de suites de lettre et de signe visiblement aléatoires. "C'est mon carnet à mots de passe", confie-t-il. Malheureusement, il s'empêtre dans ses listes. À ses côtés, Sanae, une bénévole âgée de 31 ans, se prend la tête entre les mains. "C'est toujours compliqué les mots de passe, je n'aime pas ça non plus", souffle-t-elle.
Sanae, comme Nuria, n'ont pas d'expertise particulière dans le numérique. Les bénévoles sont des personnes disposant d'un peu de temps et de bonne volonté pour aider. "J'ai reçu une formation le premier jour, pour apprendre surtout comment gérer les publics qu'on allait à avoir. À part ça, sur le numérique, je me débrouille comme la plupart des gens."
Les jeunes aussi touchés par l'exclusion numérique
Dans la pièce dédiée aux permanences, le bruit des claviers et des clics ne cesse jamais. Chaque duo bénévole/usager utilise une table, comme dans une petite salle de classe. Séverine*, la soixantaine, se montre d'ailleurs tout aussi studieuse qu'une élève. Elle note scrupuleusement chacun des conseils que lui donne Florian. "Donc, pour faire copier/coller, j'utilise le clic droit ou gauche ?" Séverine a devant elle une liste d'une vingtaine de questions. Certaines d'entre elles sont déjà barrées. "Je viens régulièrement, et entre chaque permanence j'ai toujours ce carnet sur moi pour noter les questions qui me viennent à l'esprit pour la prochaine fois", explique-t-elle tout continuant à fixer l'écran devant elle, avide des prochaines recommandations.
Séverine accumule les blocages dus au numérique dans la vie quotidienne. Chez son médecin généraliste, qui n'est pas inscrit à Doctolib mais sur le site Pages Jaunes, contrairement à ses autres spécialistes. "J'ai mis du temps à comprendre comment fonctionnait Doctolib, Pages Jaunes je ne sais pas du tout faire." Le sujet paraît dérisoire mais pourtant, dans sa voix, dans son attitude, on comprend qu'il y a cette crainte d'être laissée sur la touche. De ne plus pouvoir vivre sa vie comme l'entend, en toute autonomie.
Certains nous disent quand ils arrivent : on veut apprendre l'ordinateur, comme on apprend à jouer à la guitare par exemple
Julie Cara, responsable de l 'espace de solidarité numérique Emmaus Connect
"Il y a derrière tout ça une volonté profonde de garder sa dignité : tout le monde souhaite faire les choses par soi-même, appuie Julie Cara. Et tous les jours il y a de nouvelles tâches qui s'ajoutent avec la dématérialisation, on le ressent à l'association. Les amendes au péage qui doivent être payées en ligne ? On reçoit une vague de demandes à ce sujet." Selon elle, les usagers rencontrés ce jour-là sont déjà à un niveau bien supérieur par rapport au début de leur accompagnement. "C'est un tout nouveau langage à apprendre pour eux. D'ailleurs, certains nous disent quand ils arrivent : on veut "apprendre l'ordinateur", comme on apprend à jouer à la guitare par exemple."
François a passé plus d'une heure aux côtés de Nuria, bénévole de chez Emmaüs Connect, pour lui permettre de mieux se servir de son ordinateur
François a passé plus d'une heure aux côtés de Nuria, bénévole de chez Emmaüs Connect, pour lui permettre de mieux se servir de son ordinateur • © Guillaume Poisson / France Télévisions
François, Stéphane et Séverine font tous partie de générations ayant vécu dans un monde sans Internet ni ordinateur. Pour autant, l'association reçoit aussi des jeunes dans ses permanences numériques. "Généralement, les jeunes maîtrisent plus ou moins bien le smartphone. L'ordinateur, par contre, c'est plus compliqué...Ils ne savent pas où aller pour chercher l'information dont ils ont besoin. Mais ils apprennent vite." Selon Julie Cara, le principal obstacle des plus jeunes générations reste l'inaccessibilité des moyens matériels : comment apprendre à faire un CV en ligne quand on n'a pas les moyens de s'acheter un ordinateur ou de se procurer une connexion Internet chez soi ?
Les deux heures consacrées aux permanences connectées s'achèvent. François Merklinger range son ordinateur et s'apprête à sortir de la salle. Nuria a pu l'aider "sur deux ou trois choses" mais l'essentiel, l'accès à sa banque en ligne, n'a pas pu être fait. Il avait oublié chez lui les détails nécessaires pour la connexion. "Je reviendrai avec ce qu'il faut", promet-il à Nuria, sourire aux lèvres. "Vous savez, on a de plus en plus l'impression que certains partent du principe qu'on n'existe pas, nous, ceux qui ne savent pas utiliser tout ça. Alors forcément quand on vient ici, on se sent enfin considéré..."
Emmaüs Connect n'est pas la seule association à proposer de tels créneaux. Pour lutter contre l'exclusion numérique, le gouvernement a d'ailleurs mis en place une cartographie en ligne des lieux d'inclusion numérique. Il suffit d'y préciser son adresse postale, et toutes les structures proposant un accompagnement près de chez vous s'affichent sur la carte. Mais encore faut-il savoir le faire.